Avec Troisième Nature, Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre explorent les règnes non-humains : le végétal, l’animal, le minéral et le digital.
Quitter la danse anthropocentrée et creuser les multiples collaborations interespèces, faire émerger de nouveaux récits,
déloger les imaginaires pour poser un autre regard sur le monde ; toujours avec l’aide du corps, surface idéale de projections
et de miracles.
Vos costumes sont des oeuvres centrales de Troisième Nature ? Décrivez-les nous.
Florencia Demestri Nous sommes enveloppé·e·s d’un simili cuir miroir, hyper épais, avec une première strate en néoprène soft, puis une strate miroir, et une couche de plastique transparent, flexible et rigide en même temps. Ce sont des modèles vraiment oversized, surdimensionnés ; ils permettent la sculpture du mouvement.
Samuel Lefeuvre En fonction de comment nous sommes imbriqué·e·s, et des plis de la matière, le public reconnaît, comprend des formes, des dimensions.
FD Nous créons une sorte d'apparition, un miracle durant lequel les spectateur·rice·s saisissent ce qu'iels veulent bien à ce moment-là.
Le costume est-il une aide pour le mouvement ?
FD Il faut prendre en compte tous les aléas que cette matière nous impose : nous n’avons aucun repère visuel, le néoprène se plie beaucoup, ce qui ne facilite pas non plus les repères tactiles. Nous avons réalisé des improvisations, toutes filmées, et nous essayions de détecter les moments où il y avait quelque chose qui se dessinait, sans non plus être trop figuratifs, de pointer le moment où tu te dis “là on dirait que…”, puis l’inscrire vite avant qu’il ne se transforme.
Quel vocabulaire spécifique vous a inspirés ?
FD Nous nous sommes dit : “comment créer un travail chorégraphique qui ne soit pas anthropocentré?” Nous cherchions à ne pas travailler à notre propre référence, en introspectant des dynamiques, des formes d’organisation, d’autres “règnes” : végétal, animal, minéral et digital aussi ; d’autres types de collaboration inter-espèces.
SL Dans Troisième Nature, nous formons deux entités, qui se joignent et qui se séparent. La matière de jeu étant assez mystérieuse, nos interactions, nos collaborations créent une illusion, une surface de projection pour d’autres d'imaginaires.
Vous écrivez selon un principe de “non-linéarité” et de “déhiérarchisation des formes”. Qu’est-ce qui est si nécessaire de déconstruire ?
FD Notre “déhiérarchisation” des formes est inscrite dans notre narration non-linéaire, les deux sont connectées. En répétition, nous créons des formes, des dynamiques ; nous les mettons ensemble, les agençons, mais dans l’intention d’aller contre une progression, un développement de ces formes. C’est cela notre “narration non-linéaire” : comment peut-on raconter autre chose sans devoir tout faire progresser à tout prix ?
SL Et chacune de nos performances est un outil pour tenter une réponse. Nous sommes tous·tes construit·e·s avec ce besoin de “ta ta ta ta !”, d'évolution, de quelque chose qui se déploie vers une puissance. Et si nous n’options pas pour cette progression structurelle, alors, dans quelles autres structures pouvons-nous être séduisant·e·s ?
FD C’est intéressant de comprendre comment l'oeil s'habitue à apprécier des choses qui sont moins spectaculaires, moins évidentes, moins en force ; c’est comme effectuer un changement de focale. Il y a des moments où tu regardes et tu dis “il n'y a rien qui se passe”, pas de résolution, le temps se suspend et deux secondes après, tu peux être complètement happé. La répétition d’arrêts, de “reset”, aide à désamorcer le dramatisme, avec l’abstraction aussi, car tu rentres dans un autre système de vision.
Qu’entendez-vous par “reset” ?
SL C'est une disruption temporelle. Dans la parole et le mouvement classique, il y a le système de ponctuation, qui dresse un rythme. Or, si tu décides d'un arrêt à un moment inattendu, il y a quelque chose qui provoque un sursaut et t'oblige à “reset-er” ton regard et te dire “attends, qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que je vois ?” ; c’est un moment de reconfiguration, à partir duquel une forme s'arrête et une autre forme naît / est née. Dans Troisième Nature, c'est hyper littéral, parce que nous marquons une pause ; le public fait d’un coup face à une “sculpture miroir” devant lui, comme un temps de réinitialisation.
Cette approche déconstruite pose la question de la durée…
FD Nous avons construit Troisième Nature avec l’idée de malaxer le cerveau des spectateur·rice·s pour qu'il s'habitue à regarder autrement les choses, comme ces costumes inattendus, indéchiffrables au premier regard. Pour la durée, nous avons construit un geste de 40 minutes. Nous ne voulions pas prendre le risque de perdre complètement les spectateur·rice·s, d’où ce format court ; c’est assez de temps pour le public pour faire des allers-retours impossibles en elleux, entre comprendre absolument ce qui se passe et lâcher prise pour accepter le voyage.
Troisième Nature est une création “tout terrain”. Quel est le supplément d'âme de la création située ?
SL Troisième Nature est né pendant le confinement, pendant ce “reset” général, où nous questionnions nos pratiques et nos espaces de présentation habituels. Nous étions souvent titillé·e·s de quitter la black box, de prendre l’air, d’apporter un nouveau souffle à notre travail. Et pendant la recherche, nous sommes allé·e·s faire des photos avec nos costumes au Jardin Jungle - un biotope végétal incroyable – et c'était très intéressant de voir le costume rentrer en réflexion avec l'environnement. Et là, tilt, nous avons eu envie d’aller plus loin. La création située questionne concrètement la construction du récit, des conventions, du rituel, de la dialectique avec le public… Il y a aussi le facteur aléatoire : pas de source lumineuse à contrôler, liberté dans l’espace…il faut lâcher prise et laisser les éléments prendre forme et le public voir ce qu’il décide de voir.
Vous écrivez : “(il faut) parier sur la possibilité d'un corps qui se fasse paysage, (…) d'un corps qui puisse se faire la surface d'inscription et de circulation de toute une diversité de modes d'existence” Quels sont ces modes d’existence ?
FD Nous essayons d'épaissir notre curiosité envers des formes de vie non humaines, notamment la botanique, et quels types de collaboration existent dans la nature ? Quels récits pouvons-nous inventer en observant d’autres modes d'organisation, de tension aussi, parce que la nature n'est pas que peace.
Peux-tu me donner un exemple de collaboration ou de tension ?
FD Par exemple, une orchidée, qui, pour se faire polliniser, prend la forme d’une abeille. Aujourd’hui, l’espèce d’abeille qui la pollinisait n’existe malheureusement plus. La seule trace que nous possédons de cette abeille, c'est la forme de cette orchidée. Après, il y a des histoires de champignons qui envahissent des forêts dévastées, pour permettre leurs régénération. Il y a donc des formes de collaboration, de guilde dans la dévastation. Nous retrouvons dans la nature des comportements, des penchants capitalistes, c’est-à-dire, un développement dévastateur d’une espèce qui étouffe tout à son passage, et crée une forme de mono-existence; comme cette autre espèce de champignon qui tue des communautés entières de grenouilles. Il y a aujourd’hui un nombre important d’espèces non-humaines qui se mettent à avoir des comportements complètement déroutés, proches des “forces du mal” humaines.
Avec Troisième Nature, vous travaillez sur le concept de paréidolie, un phénomène perceptif souvent utilisé pour expliquer les apparitions mariales, les fameux “miracle de la Vierge”. Quels miracles souhaitez-vous voir aujourd’hui ?
SL Si je pense à ce que nous faisons, j’aimerais que les spectateur·rice·s puissent sortir de nos spectacles en gardant une expérience inscrite dans leur cerveau, qui leur ferait regarder leur monde autrement ; que nos spectacles soient des outils pour déplacer leurs imaginaires.
FD Nous ne sommes pas philosophes, ou théoricien·ne·s, mais, nous pouvons agir à l’endroit du sensible, là où quelque chose échappe. Ce n'est pas forcément logique, ce n'est pas dans les mots parce que ce ne sont pas nos outils mais il y a quelque chose qui vient titiller la sensation et modifier ton regard. À La Manufacture d'idées d’Hurigny, iels mènent des cycles de réflexions sur comment “écologiser l'attention”. Je me dis, tiens, il y a une clé pour nos créations.