La parole aux étudiant·es !
En parallèle de l'édition 2024 du festival LEGS, quelques étudiant·es du Master Art du Spectacle de l'ULB se sont prêté·es à l'exercice d'interview d'artistes choisi·es dans la programmation du festival. Ces articles sont réalisés sous la coordination de Antía Diaz Otero dans le cadre du module Préservation, présentation et réactivation des arts du spectacle.
Jeanne Rahier : Est-ce que je peux d’abord vous demandez de vous présenter ?
Matthieu Doze : Matthieu Doze, vieux danseur (rires) et en ce moment travailleur à divers projets. J’ai commencé à ouvrir mon champ à partir du milieu des années 90, on va dire. Non pas que j’étais lassé de la danse, mais au contraire, je trouvais ça tellement intense et c’était tellement important pour moi, et je ne voulais tellement pas faire n’importe quoi avec, qu’à un moment donné, j’ai eu besoin d’ouvrir mon champ pour être sûr de choisir le bon médium de travail. Je me suis donc intéressé à l’image, photo, diapo, film... et puis particulièrement au son. Donc je danse moins, mais j’ai d’autres activités, dont celles des transmissions.
J.R. : Dans la transmission, il y a Good Boy. Est-ce que c’est Alain Buffard qui vous a transmis cette pièce ?
M.D. : Alors non. C’est une histoire intéressante dans ma vie d’interprète, avec la transmission. Il y a d’abord eu Bagouet avec qui j’ai travaillé les trois dernières années de sa vie. Il est mort à la fin de l’année 92. Après sa mort, une association s’est formée qui s’appelle Les carnets de Bagouet qui est toujours vive et à partir de laquelle, on a organisé la transmission d’un certain nombre des chorégraphies de Bagouet. Nous étions donc une assemblée et il y avait une décision démocratique sur : le faire ou pas, qui va transmettre, à qui et quoi. Donc ça, c’est la première partie de l’expérience. Ensuite, effectivement, il y a Buffard et Good Boy. Sur son invitation, j’assiste aux dernières répétitions avant la création en 1998 où il me demande de poser mes yeux sur ce qu’il fait. Je dois dire que je n’ai pas eu grand-chose à lui dire tellement le truc est puissant, d’une forme pas connue, quelque chose qui était vraiment intense, très intense.
Au départ, son hypothèse, c’était de voyager avec une valise, ce qui est toujours le cas d’ailleurs, presque tout rentre dans une valise, et il voulait être sans technique du tout, c’est-à- dire pouvoir allumer, éteindre les lampes aux pieds, par lui-même. Il voulait donc être seul. Et puis finalement, quand même, parce que c’est une pièce très très minimaliste, il a eu envie de ce tube fluorescent et que ce tube soit gradué. Et donc là pour le coup, ça demande une régie. Et pareil pour les sources musicales qui sortaient d’une petite enceinte portative avec un Walk- man à cassette à l’époque, qui n’existe plus aujourd’hui, et puis là aussi, il a eu finalement envie que la chanson Good Boy qui a donné son titre à la pièce, soit diffusée hyper fort. Donc il y a des trucs minuscules et puis ça qui est une déflagration au milieu de la pièce. Ça, c’est le solo. Et pour moi, c’est ce fameux moment où je cherche, je bifurque, je veux m’éloigner du petit bain de la danse contemporaine française et parisienne. Il le savait très bien et il m’a donc proposé de l’accompagner en tournée. Et comme le truc est très simple, pas besoin d’être un génie de la technique pour comprendre comment ça marche et être capable de le reproduire. Et puis, ça lui permettait encore d’avoir cet œil exercé de danseur sur ce qu’il faisait. Parce que même si c’est très écrit, le solo a un peu évolué entre le début et la quinzième année. De temps en temps, il faisait des essais et moi je lui disais « ah non, ça, c’est pas possible ou, ça c’est bien ». Donc j’étais un peu factotum de la pièce.
J.R. : Jusqu’à quand a-t-il dansé lui-même la pièce ?
M.D. : Pendant quinze ans. La dernière fois qu’il l’a dansé, c’était début 2013. Et là, il m’a dit « À partir de maintenant, j’aimerais que ce soit toi qui le danse ». Alors j’étais à la fois honnoré et je ne me suis pas longtemps posé la question. J’avais accompagné le solo depuis le début. Je connaissais la pièce de vue. Et donc, il me l’offre à danser comme ça... et il meurt à la fin de l’année 2013. Je l’avais déjà dansé une fois avant. Je ne saurais pas nommer l’année, mais on doit partir pour un festival qui était au Mexique et il est malade. Et la veille du départ, il m’appelle et il me dit « bon, soit tu y vas tout seul, soit on annule » Et j’ai dit « j’y vais ». Donc je suis parti tout seul et j’ai fait tout tout seul : le montage, la technique et la danse, sans l’avoir jamais dansé vraiment. Donc après ça, il meurt fin 2013 et entre le moment où il me le donne, et sa mort, il n’y avait pas de dates prévues donc on n’a pas travaillé à la transmission. Je me suis donc retrouvé à avoir cet objet dans les bras, à le connaitre par cœur mais ne pas savoir d’où venaient plus précisément les constructions. Et c’est une chose qui est spécifique à la danse contemporaine : c’est important de comprendre physiquement d’où viennent les gestes pour pouvoir les interpréter à la mesure de son propre corps. Et puis c’est toujours intéressant de le savoir... Bien sûr, il y a quelques petits endroits dont je sais la provenance. Mais il y en a d’autres où il a fallu que j’invente l’origine et ça, c’est passionnant. C’est un peu vertigineux mais pour le coup, j’ai eu une vingtaine de dates après ça, jusque début 2019 et je sais que pendant tout le temps où je dansais, j’étais en train de découvrir de nouvelles hypothèses et c’était formidable.
J.R. : Vous n’avez pas eu accès à des cahiers d’écriture, de création ?
M.D. : Non. Il n’y a pas beaucoup de notes. Et aujourd’hui, il s’est agit de le transmettre. Moi, je l’ai dansé jusqu’en 2019. Dix ans que je le dansais et je le transmets maintenant à Christophe Ives qui a dansé avec Alain [Buffard] dans une pièce qui s’appelle Les Inconsolés et qui est quelqu’un que je connais depuis longtemps. On en est à la sixième représentation et il commence à être bien dedans.
C’est un solo qui est très exigeant parce que pour Alain, c’estson retour à la danse, son retour à la scène, et il a un corps d’athlète et en même temps beaucoup de souplesse. Et on est pas du tout comme ça, ni Christophe, ni moi donc se mettre dans un corps, se glisser dans cet appareil là pour pouvoir jouer les gestes au plus près de comment ils ont été créés, c’est un boulot de dingue. En sachant qu’on n’a pas envie de lui ressembler mais qu’en revanche, la chorégraphie est là. Et c’est là que ça m’intéresse et je disais à Christophe que la manière qu’il a d’interpréter une partie, était super intéressante parce que ce n’est pas du tout la même chose, mais que le flottement qu’il a induit dans le truc était beau et intéressant et pouvait tout à fait participer de la manière dont Good Boy a été pensé. C’est-à-dire ce corps comme en kit qu’il s’agirait de reformuler donc oui, on reformule.
J.R. : Début 2013, il vous dit qu’il veut vous transmettre la pièce, il décède et vous n’avez pas le temps de recevoir cette transmission. Est-ce que pour vous c’était une évidence que vous devez continuer à jouer cette pièce ?
M.D. : Non, il n’y a pas d’évidence. Moi, ça m’intéressait. Surtout que je n’ai pas ou très peu dansé en solo. Donc là, c’est un solo de 50min, ce qui est quand même une longue durée. Mais l’évidence, encore une fois c’était que j’avais vu quasiment toutes les performances de la pièce depuis quinze ans. Donc il y avait une sorte de filiation logique et puis j’ai quand même travailler à six pièces avec Alain. Donc il y avait une connaissance relativement précise de l’un et de l’autre. Et je pense qu’il savait ma capacité à le faire. Après moi, ça m’intéressait à titre individuel encore une fois mais je n’avais pas imaginé qu’il n’y aurait pas de travail de transmission. Sauf que voilà, ça s’est passé comme ça et ça a été pour le coup passionnant pour moi d’essayer de comprendre comment arriver aux gestes en partant des mouvements. C’est toujours la même histoire : il s’agit de comprendre comment on arrive dans ces états de corps là, les intensités différentes et voilà, il y a des parties pour moi qui sont restées totalement mystérieuses. Et Christophe, justement, une des parties où moi, je suis un peu malheureux à chaque fois, Christophe, de ce qui me parvient, y est infiniment mieux, je trouve.
J.R. : C’est quand même une situation particulière parce qu’il n’y a que quelques pièces que l’on peut jouer d’Alain Buffard, dont Good Boy. Et vous êtes le seul à avoir joué cette pièce pendant dix ans et maintenant, est-ce qu’il n’y aura plus que Christophe pour la jouer ?
M.D. : Alors non. Pour le moment, il y a Christophe qui porte comme logiquement l’affaire. Mais comme au départ il n’était pas sûr de le faire, on s’était dit qu’on allait faire une sorte d’audition, c’est-à-dire convoquer un certain nombre de danseurs qu’on aime et qu’on pense être en mesure de faire ça, choisir parmi eux. Puis Christophe s’est décidé. Il n’en reste pas moins que moi ce qui m’intéressait aussi, c’était de choisir un danseur tout neuf, qui n’a pas connu Alain, qui n’a jamais travaillé avec lui. J’ai alors pris contact avec un tout jeune danseur. Je lui ai expliqué que pour le moment, c’était une sorte de laboratoire, et je lui ai demandé s’il accepterait que je lui transmette Good Boy. On s’est rencontré, puis il est venu voir des séances de travail l’été dernier. Il était très content et il était très preneur de cette hypothèse de transmission.
Depuis lors, j’ai eu au téléphone et j’ai rencontré un jeune étudiant en art qui a présenté son diplôme à partir de Good Boy. Il a découvert Buffard par hasard en voyant un programme du CND avec une photo où on peut voir juste la fin du buste, le début des jambes et les slips entassés-là. L’image l’a frappé. Il a pris le truc, il a regardé d’où ça venait et il a été cherché une vidéo, puis il a travaillé à partir de ça tout seul. Et donc ce jeune garçon en transition a adapté une séquence depuis l’endroit où il est lui. Et donc tous les deux, je voulais les convoquer une semaine pour qu’on travaille ensemble, que je leur apprenne la chorégraphie de base et voir ce qu’ils en feraient.
J.R. : Pourquoi est-ce que c’est important de transmettre les pièces de chorégraphes décédés, telle que Good Boy d’Alain Buffard ?
M.D. : La question du répertoire, elle est intéressante parce que, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, il n’y avait que les ballets d’opéra qui faisait ça et qui le font à leur manière, c’est- à-dire en prétendant restituer exactement ce qui s’est passé au 19ème siècle. Nous, quand on fabrique Les Carnets Bagouet, il n’y avait jamais eu de gens qui s’était mis en groupe comme ça pour assumer de faire perdurer le répertoire d’un chorégraphe contemporain décédé. Et l’endroit depuis lequel on s’est positionné, c’était de dire que c’est ensemble qu’on peut transmettre ces chorégraphies et c’est pour ça que ça s’appelle Les Carnets Bagouet, car ces carnets, ce sont chacun d’entre nous. Et c’est peut-être effectivement le cas, on détenait chacun quelque chose et en se mettant ensemble, on essayait d’imaginer quelque chose qui se serait rapproché au plus près de l’œuvre. Et pourquoi l’a-t-on fait ? Parce qu’on a estimé que cet homme avait été un des chorégraphes majeurs de la danse contemporaine française et que la précision de son écriture du corps se déployait à la fois dans le corps de chacun et dans le corps anatomiquement, et il nous semblait évident qu’il fallait en transmettre l’essence. Avec Good Boy, c’est un peu la même chose au sens où cet objet, j’ai déjà dit ça tout à l’heure, est une espèce de déflagration et qui a été aussi bien applaudi par le milieu des arts plastiques, que par le milieu de la danse. Et puis aussi, comme cette affaire tourne depuis 1998, ça commence à faire 25 ans et ça continue, je trouve, en la regardant de nouveau que c’est une pièce qui a tout à fait sa place encore dans l’époque d’aujourd’hui. Et je crois que si Alain avait décidé, testamentairement, de dire que « il n’y a que quatre pièces que vous pouvez continuer à présenter », c’est précisément parce qu’il avait très bien la sensation de ces pièces-là qui étaient des sommets de son travail. Entre-temps il a fait des choses qui étaient loin d’être inintéressante, des pivots, et puis il y a des pièces qui sont vraiment des repères.
J.R. : Vous avez dit que Good Boy est une pièce toujours actuelle. En quoi l’est-elle toujours ?
M.D. : Je vais commencé très benoitement : elle dit la vie et la mort. Ce qui restera tout à fait actuel. Mais ça, c’est pour être un peu con. Elle dit le sida, elle dit la fragilité, elle dit la maladie, elle dit la transformation du corps, la force, l’énergie, mais aussi l’idée du corps augmenté, chose très contemporaine. Il y a aussi des hommages en pagaille à des artistes contemporains qui ont marqué le temps. Il y a une espèce de chose entre minimalisme et arte-povera qui est aussi quelque chose de vachement intéressant parce qu’on peut la regarder aussi bien comme une pièce décroissante. Tout rentre dans une valise et on n’a pas les moyens d’autres choses.
J.R. : Qu’est-ce que vous gardez d’Alain, après avoir passé 15 ans auprès de lui ? Qu’est- ce qui chez vous, vous vous dites, ça, c’est Alain qui me l’a transmis ? Outre les pièces que vous avez jouées et que vous transmettez.
M.D. : Pour moi ce qui était intéressant, c’est de voir comment il revenait à la danse en étant très regonflé et avec l’hypothèse d’en découdre, ce dont je ne me sens pas capable, en tout cas pas à cet endroit-là. Dans l’entretien que j’ai fait avec le jeune étudiant en arts plastiques, à la fin, il me demande « Et la question de la fidélité ? » J’ai réfléchi trois secondes et je lui ai dit « Je crois que la question de la fidélité par rapport à la transmission, pour moi, ne se pose pas parce qu’on avait une relation de travail qui était une relation amoureuse. » et à partir de là, c’est vrai que c’est une question que je ne me pose pas. Par expérience, je refuse d’imaginer qu’on transmette quelque chose de manière parfaitement identique. Et tant mieux ! Donc la question de la fidélité est évacuée à partir du moment où on est au cœur de la chose.
J.R. : C’est quoi la suite pour Good Boy en terme de transmission ? Est-ce que vous cherchez à la transmettre à d’autres personnes ?
M.D. : Je cherche oui. J’ai parlé de ces deux jeunes, danseur et plasticien. Je vais essayer de faire ça la saison prochaine, pour qu’ils puissent eux aussi l’avoir et en faire ce qu’ils veulent. Et sinon, je suis en plein dans un projet avec des étudiants de l’école nationale des Beaux-arts de Paris. On a commencé à la fin de janvier en regardant tout Buffard, en quatre jours. Et maintenant, d’ici la fin du mois d’avril, je leur ai demandé à chacun de produire un solo d’une dizaine de minutes qui s’en inspire. Et je pense que ce sera très intéressant de voir les formes que ça peut prendre. Et il y en a quelques-uns qui à la fin de la première session, sont venus me voir pour me dire à quel point leur travail s’était imbibé de ce qu’ils voyaient. Donc ça a fait écho chez certains. Et ça peut influencer le travail de jeunes artistes aussi. C’est très très intéressant de voir ça, je suis très curieux. Donc on continue la transmission sous diverses formes et auprès de diverses personnes.