Jorge León est un cinéaste du sensible, de l’inouï, du profondément humain. Il rejoint Charleroi danse en qualité d’artiste territoire pour trois années. Tout le temps nécessaire afin de réaliser son rêve d’enfance carolo: fermer le Ring 9 et y tourner un film, où récits intimes et corps déréalisés s’entrecroisent sur ces 5,25 km d’asphalte.

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Tu es né à Charleroi. Quel impact a eu le Ring sur ton imaginaire d’enfant ?

Le Ring a toujours été là, comme un objet de fantasme. Je me revois à l’arrière de la voiture de mes parents avec ce sentiment paradoxal de sécu- rité, alors que l’espace extérieur me semblait très hostile, avec toutes ces usines en activité; je les appelais “les mystères de la ville”. Aujourd’hui, je retourne à ces souvenirs d’enfance, avec un regard adulte. Ce film sera une mise en fiction de toutes ces sensations, très ancrées dans une réalité contemporaine.

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Quelle image ouvre le storyboard ?

(rires) Je dois revenir quelques années en arrière, il y a plus de 20 ans. Je travaillais sur une création avec Meg Stuart – une étape très im- portante de mon parcours artistique – et j’ai littéralement rêvé de réaliser un film sur le Ring de Charleroi, qu’il devienne un plateau, une scène, un espace de représentation. J’imaginais des corps dansants, s’appropriant cet espace et renversant un rapport de pouvoir, avec la claire intention que les voitures soient absentes du paysage pendant ces interventions. À l'époque, on m'a dissuadé d'un tel projet, les réglementations en vigueur ne le permettaient pas. Fabienne Aucant, en m’invitant comme artiste territoire, a réactivé ce souvenir ; ce fut une invitation surprenante, très inspirante. Et maintenant, pour répondre à ta question, la pre- mière image que j’ai en tête, c’est un plan de Meg sur le starting block qui se lance sur le Ring désert pour une sorte de marathon décalé.

Depuis cette première impulse, comment le film a évolué ?

Ce n’est que le début de cette résidence au long cours, avec l’aide des Écuries, et d’autres aliances à créer. Je pense au bouwmeester Georgios Maïllis, qui a manifesté un intérêt immédiat pour l'idée. Voilà, je pars pour trois années de recherche, de connexion avec des personnes qui vivent et tra- vaillent à proximité de ce Ring, de documentation sur leur lien intime avec ce lieu. La première étape est donc de créer ce réseau d’interactions, de collaborations, professionnelles ou non, et de faire rencontrer tous ces gens qui ne se rencontreraient peut-être pas sans l'intervention du cinéma.

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Que veux-tu dire par “l’intervention du cinéma” ?

Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment l’outil cinéma peut produire du lien. C’est une pratique qui m’est chère et que je mène depuis des années dans différents contextes, comme des centres de soins palliatifs, des hôpitaux psychiatriques. Je poursuis une démarche documentaire qui consiste à rencontrer des réalités multiples, comprendre comment elles fonctionnent, et saisir ce qui peut apparaître inouï – artistiquement – dans cette rencontre. Pour ce film, je me suis toujours dit que le médium cinéma serait “l'objet final”. C’est aussi mon médium de prédilection. J’ai d’abord étudié le cinéma à l’INSAS ; je réalise aussi des projets instal- latifs, des performances ; la danse est arrivée assez tôt dans mon parcours.

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Roland Barthes écrit qu’il y a “une vérité sociale” dans l’espace urbain. Sur ce Ring qui s’étire et se disperse, quelles vérités souhaites-tu d’abord archiver avant de créer ta fiction ?

Il y a toute une vie autour des piliers du Ring: des gens fragilisés socialement, des sans-abris, des travailleur·euse·s du sexe, des consomma- teur·rice·s de drogues. Mon enjeu n’est pas de renforcer une stigmatisation mais de déconstruire les clichés. J’aimerais également rencontrer d’autres usager·ère·s sur ou à proximité du Ring, par exemple des ouvrier·ère·s de chantier chargé·e·s d'entretenir ce lieu des pompiers, des urgentistes... Et, sur base des récits glanés lors de ces rencontres, nous concevrons la possibilité d’un film, avec pourquoi pas le fait de filmer ces personnes rencontrées, selon des modalités que nous imaginerons ensemble. 
J’aime cette dimension chorale dans l’exploration, la recherche. Nous mènerons en parallèle un travail de documentation iconographique avec des adolescent·e·s et des professeur·e·s de photographie qui choisiront le Ring comme objet d'étude photographique: notre objectif est de constituer un vivier de traces visuelles et sonores. 
Je constate vraiment une forme d'enthousiasme de la part de celles et ceux à qui je propose une collaboration. Ce lieu tient un place particulière dans les vies des habitant·e·s de Charleroi. C’est une démarche qui prend du temps pour trouver un rythme, une logique avant de faire naître une forme artistique ultime.

Et c’est justement dans cette “forme ultime” que la danse apparaîtra ?

La danse comme déplacement des corps, oui. J'imagine une dimension joyeusement transgressive, festive, jouissive des corps occupant un espace qui ne leur est habituellement pas réservé. À ce jour, je me refuse de projeter trop précisément: d’abord le processus de rencontres comme je viens de l’évoquer — avec j’espère d’autres dan- seur·euse·s et artistes de Charleroi danse aussi — et voir comment la porosité de ces rencontres peut agir artistiquement, pour aller vers un déplacement des corps transcendés, loin de toute forme de réalisme.

Agnès Varda avec son film Lion’s Love cadre
les Rings de Los Angeles depuis la fenêtre
avant de sa voiture, tout en discutant avec différents passagers ; cet espace hostile devient subtilement un endroit de communication. Wim Wenders avec The End of Violence capture des rampes et des colonnes de béton surgissant de l’horizon avec une grandeur saisissante. Quels rapports plastique et émotionnel entretiendras- tu avec le Ring carolo ?

J'ai récemment assisté à une conférence où le paysagiste Bas Smets partageait ses premières impressions de Charleroi qui — avec ce Ring — devenait à ses yeux le "Los Angeles belge" (rires)! 
Cette structure qui surplombe et encercle une partie de la ville est interpellante, elle séduit, déroute, questionne... C'est un formidable objet d'exploration à la fois plastique, social, politique. Un acteur principal idéal pour un film. Concrètement, il ne nous sera pas possible de bloquer le Ring pour une longue période, l'écriture du film tiendra naturellement compte de cette contrainte. Je devrai mobiliser tous les ressorts magiques du cinéma pour que ce projet advienne. Et je m'en réjouis. Mais pour l'heure, je me concentre sur la richesse des rencontres qui m'aident à prendre la mesure de la place qu'occupe ce Ring dans l’imaginaire carolo.

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