Damien Jalet est de retour en Belgique ! Nouvel artiste associé à Charleroi danse, il présentera Planet [wanderer] - co-réalisé avec le plasticien Kohei Nawa - à la Biennale de danse 2023. Il se connecte au zoom depuis Paris, où il chorégraphie Emilia Perez, le film musical de Jacques Audiard avec Selena Gomez, tout juste après la recréation
de Thr(o)ugh au Grand Théâtre de Genève, et juste avant son départ pour New York, pour rejoindre Madonna et les danseur·euse·s du Celebration Tour.

Damien Jalet,  artiste associé 2023—2026 Interview
Damien Jalet © Rahi Rezvani

Être artiste associé à Charleroi danse, qu’est-ce que cela représente ?

C’est un retour aux sources. C’est là où j’ai commencé à danser quand j’étais étudiant. C’est comme un trait d’union entre mes expériences multiples et des perspectives de nouvelles créations ; ce sera aussi un temps pour revenir à la recherche, à des expérimentations plus intimes.

À quel moment avez-vous dit “oui” à la danse ?

Bonne question. J’ai une collection de souvenirs : à 11 ans, lorsque j’ai vu Madonna à la télé ; j’ai aimé son pouvoir de subversion, son énergie viscérale, sa manière d’être “incarnée” sur scène. Collaborer avec elle aujourd’hui est une manière de la remercier pour tout ce qu’elle a ouvert pour moi à un très jeune âge. À 20 ans, j’ai commencé des études de mise en scène à l’INSAS, puis j’ai poursuivi des performing studies à Leuven. En classe, j’ai découvert les créations des “Belges” (Anna Teresa De Keersmaeker, Wim Vandekeybus, Alain Platel…); j’étais fasciné par leur liberté d’approche, leur croisement avec les arts plastiques, et leur capacité à s’éloigner d’un “académisme” qui me paralyse. Un évènement marquant fut la reprise de Jours Étranges de Dominique Bagout que j’ai vu à la Cour d’Honneur (1993), sur une musique de The Doors. Un vrai déclic.

Planet [wanderer]
Planet [wanderer] © Rahi Rezvani

Qu’est-ce qui fait un “bon danseur” selon toi ?

Dans mon travail, j’aime explorer “le contrôle et l’abandon”, je suis toujours à la recherche de personnes avec différentes techniques, corporalités et cultures qui m’accompagnent dans cette recherche et tentent d’y répondre formellement avec moi. Aussi, c’est très important de pouvoir converser avec mes collaborateur·rice·s ; j’ai besoin qu’iels élargissent mon propos artistique grâce à leur rapport au monde. La danse, c’est un “trip”, un dialogue passionnel, et si je vois qu’iels sont aussi emporté·e·s, alors je m’embarque avec elleux.
 

Ce “dialogue passionnel” est-il nécessaire avec le reste de ton équipe ?

Oui ! Par exemple, avec Tim Hecker, pour la composition musicale, tout est évident. J’étais au Mexique lorsque j’ai écouté la première fois son album, je commençais à peine à travailler sur Planet [wanderer]. La résonnance avec mon écriture chorégraphique était troublante. Pour l’album Anoyo, Tim Hecker s’inspire de la musique japonaise du VIe siècle, le gagako, qui était diffusée à la cour impériale de Kyoto. Il y apporte son empreinte futuriste et sensible ; l’héritage musical traditionnel est présent dans la composition mais c’est comme s’il le projette sur une flèche dans le vortex du temps. J’ai quasi utilisé l’album entier, c’est la première fois que je procède ainsi.

Planet [wanderer] © Rahi Rezvani
Planet [wanderer] © Rahi Rezvani

Comment as-tu rencontré Kohei Nawa ?

Je travaille souvent avec des plasticiens pour mes scénographies. J’ai beaucoup de connexions avec le Japon depuis 2004 ; je travaillais là-bas quand il y a eu le tsunami de 2011, suivi de la catastrophe nucléaire ; un spectacle d’apocalypse encore très présent à ma mémoire. Quand j’ai rencontré Kohei Nawa, le désir de collaborer s’est très vite manifesté, nous voulions créer un point de fusion de nos pratiques artistiques. Nous avons été accueillis en résidence à la Villa Kujoyama. Nous sommes partis du potentiel du corps et à quel point un corps peut devenir une abstraction. C’est là où le point de fusion commençait à se matérialiser ; le corps d’œuvres de Nawa est composé de sculptures extrêmement abstraites (en mousse de savon par exemple), très étonnantes dans leurs volumes, mais desquelles se dégage une grande sensualité. Et à partir de cette résidence, est né le diptyque Vessel et Planet [wanderer].

Dans sa racine grecque, le mot planète est étymologiquement parenté avec “errance”. L’errance c’est un rythme, c’est un rapport au monde, à son propre corps. Comment l’envisages-tu au plateau ?

J’aborde le rythme de la marche ; je le dissèque, je le décompose, je crée des boucles continues. La marche m’évoque le mouvement des planètes. C’est un vantage point de notre humanité. Cette marche appelle à une certaine mesure avec ses pieds ; elle questionne aussi le rapport à la verticalité, au ciel, comme un échappatoire, et au sol, au “futur”, selon Emanuele Coccia dans les Métamorphoses ; tout peut émerger du sol.

Ishinomaki Reborn Festival-Dance workshop  © Yoshikazu Inoue
Ishinomaki Reborn Festival-Dance workshop © Yoshikazu Inoue
Ishinomaki Reborn Festival-Dance workshop  © Yoshikazu Inoue
Ishinomaki Reborn Festival-Dance workshop © Yoshikazu Inoue

Dans quel paysage marchent tes danseur·euse·s ?

Dans un paysage d’errance, au sein duquel j’aborde le mythe de la migration : des corps extrêmement différents, des humains déracinés, des “créatures” qui marchent dans un crépuscule, comme un portrait de notre humanité, inspiré par l’hypothèse de panspermie. Ce paysage est une zone de dématérialisation du corps où il cesse d’être uniquement solide. J’ai voulu défier les lois de la gravité du corps dansé, grâce à un  mélange d’eau et de fécule de pomme de terre (katakuri), nous avons créé une sorte de lait solide et liquide qui permet de résister à la gravité ; les danseur·euse·s sont planté·e·s dans cette matière, et explorent des lois physiques nouvelles qui leur font oublier la force gravitationnelle.

Comment les spectateur·rice·s vivent tes œuvres ?

J’aime placer le spectateur dans un état de trouble, dans sa perception des corps, des genres et des origines de mes danseur·euse·s. J’aime l’idée que les spectateur·rice·s assisent à une tentative de métamorphose et qu’iels redécouvrent le potentiel du corps, qui est lui-même le fruit d’une métamorphose de plusieurs millions d’années. La danse est l’art le plus évocateur pour parler de cela. À travers mes spectacles, j’aime rappeler que l’humanité est un moment décidé, que nous faisons partie d’un tout et que la frontière entre l’humain et le non humain est très tenue. D’ailleurs, les discussions sur l’intelligence artificielle nous le prouvent.

Vessel 2016 Rohm Theater Kyoto
Vessel 2016 Rohm Theater Kyoto

La poétesse libano-américaine, Etel Adnan (1925-2021), a souvent questionné le concept de “la beauté d’une œuvre”. Est-ce un concept important dans ton travail ?

Oui, nous avons besoin de beauté, surtout face au monde actuel. Je trouve qu’il y a un réconfort dans la beauté. J’aime créer de la beauté là où il n’y en a pas au départ ; par exemple, mon premier spectacle, je l’ai créé à partir de poubelles ; je veux mettre les spectateur·rice·s dans un état de fascination, c’est un élément moteur dans ma recherche formelle au plateau.

Comment les débats actuels activent ton imaginaire ?

Ils ont toujours nourri mon travail. En 2009, avec Erna Omarsdottir, j’ai créé un spectacle à Melbourne au sujet des énergies fossiles, que je croisais avec des mythes eschatologiques dans une forme directe et poétique. On était regardé comme un extraterrestre. Les prédictions actuelles des expertes en climatologie confirment largement nos intuitions de l’époque. J’aime puiser dans les enjeux actuels pour écrire un nouveau projet mais je cherche toujours à le raconter par le prisme du sensible, de la métaphore. J’ai beaucoup regardé les photos en noir et blanc de Salgado sur la guerre du Koweit, et le film Lessons of Darkness d’Herzog. La dernière séquence chorégraphique de Planet [wanderer] est intitulée “Strange Weather” : cela parle de notre disparation, de notre extrême. On y voit des danseur·euse·s métamorphosé·e·s par une pluie de slime. On dirait des bougies qui fondent. C’est une  métaphore de notre planète, de notre limite dans le temps comme promeneur de cette planète ; la notion de mort est présente mais ce n’est jamais envisagé comme une fin, plutôt comme une transformation, un continuum, un passage, un recyclage.

Entretien réalisé par Antoine Neufmars