Le public de La Raffinerie – et pas que ! – s’enjaille aux Fancy Legs. Initiées par Fabienne Aucant – directrice générale et artistique de Charleroi danse, Anissa Brennet – fondatrice du Freestyle Lab, et Milø Slayers – artiste chorégraphe, ces soirées célèbrent des danses trop longtemps mises à la marge de nos institutions : hip-hop, house dance, popping, locking, waacking, afrohouse, krump… Une nouvelle communauté enflamme la Salle Polyvalente de La Raffinerie et ouvre la brèche d’un dialogue inédit.
Fabienne, pourquoi tu as dit “go” aux soirées Fancy Legs ?
Fabienne Aucant J’observais le dynamisme des danses “urbaines” et du clubbing ; tous·tes ces danseur·euse·s qui oeuvrent de façon marginale, cachée, underground et avec de nouveaux sons ; dans l’Histoire de ces danses, l’émergence d’un style chorégraphique est souvent simultanée avec la naissance d’un style musical. Je cherchais un concept qui correspondrait au “jeu” de ces nouvelles communautés, mais qui prendrait forme hors du grand plateau. J’aime fédérer des idées, des publics, rendre visible des nouveaux courants et formats. J’ai rencontré Milø Slayers, artiste à la croisée des deux mondes, avec un parcours hybride - issu du hip-hop et diplômé d’une école d’art. Milø m’a parlé d’Anissa, initiatrice du Freestyle Lab. Je l’ai contactée et nous nous sommes lancé·e·s dans cette aventure tripartite, inédite.
Et toi, Anissa ?
Anissa Brenet Il n’y a pas plus “brut” comme plongeon dans notre culture. Le temps d’une soirée, le public expérimente des workshops, des cyphers, des moments d’échanges, des dj sets. Aujourd’hui, le hip-hop connaît une tendance à la “commercialisation” : sur les plateformes de musique, sur les réseaux sociaux, dans la mode ; très rarement via une immersion “à pieds joints” dans nos codes, notre monde, notre culture. L’énergie est très différente quand nous ne sommes qu’entre nous, dans nos sessions, nos battles. Or, un·e danseur·euse aime toujours danser pour un public, cela le pousse dans l’expression de son art, surtout quand il ne s’agit pas que de sa “famille”. Ce nouveau – grand – public est vital pour notre communauté ; il apporte une nouvelle vague d’énergie, une “hype”, une motivation venant de la salle et de la part des danseur·euse·s aussi.
Que danse-t-on aux Fancy Legs ?
AB Du hip-hop principalement, mais plus généralement toutes les street dances et clubbing dances ; toutes ces danses qui ne sont pas nées dans milieux académiques. Il y a du breakdance, du hip-hop, du popping, du krump ; et pour le clubbing, il y a de la house, tous les funk styles, et du voguing…
Les Fancy Legs s’inscrivent dans une dynamique de tissage de liens, entre institution et communauté, entre “chapelles” de danse et publics…
AB Je milite pour ce tissage. En 2017, on a réalisé un état des lieux de la danse hip-hop en Belgique francophone, avec Christopher Baloo et Yannick d’Impulsion. Nous avons listé tous les problèmes et besoins que nous rencontrons. En 2018, nous avons invité les institutions à témoigner de notre situation. Un dialogue inédit s’est noué par exemple avec la Fédération Wallonie-Bruxelles qui avait créé la commission Culture Urbaine. C’était un premier pas pour se faire connaître et entendre. Cela nous a aidés. Même si je n’aime personnellement pas le mot “urbain”, mais préfère garder “hip-hop”, cela reflète mieux ce que nous faisons tous les jours. Et c’est là où je me suis aperçue qu’il y a un problème de langage, il y a un “jargon” des deux côtés. Et il faut comprendre ces deux jargons pour tisser du lien. D’où le besoin des soirées Fancy Legs, qui mélangent les publics. Quand je vois ces différents milieux qui se rencontrent en une soirée, quand un·e non-danseur·euse bouge avec un·e danseur·euse hip-hop, je me dis qu’il n’y a pas forcément de mots qui sont posés tout de suite, mais il y a déjà deux corps qui dialoguent, il y a un vocabulaire commun : la danse. C’est magique.
Pouvez-vous décrire l’ambiance de ces soirées ?
AB Nous portons une attention particulière à l’atmosphère, à la scénographie. Car il faut que le public soit immergé dans un environnement unique, et safe. J’aime que les gens atteignent une sorte de connexion/déconnexion, où iels sont complètement en dialogue avec elleux-mêmes, le lieu et les personnes autour. Il faut que le·la danseur·euse soit à fond pendant son passage, qu’iel arrive à exprimer quelque chose. Et je trouve que c’est moins possible quand le lieu ne propose pas une certaine atmosphère !
FA La Salle Polyvalente de Charleroi danse est parfaite pour donner vie à cette ambiance. C’est un lieu architecturalement très beau, avec toutes ces colonnes. Avant, c’était le Plan K, un lieu mythique pour toute une génération de clubber bruxellois·e·s. Nous vivons encore avec les fantômes festifs ! Milø et Mike de Freestyle Lab soignent l’esthétique du dancefloor grâce à un travail lumière, et maintenant de projections : c’est très important pour ancrer la note “célébratoire” des Fancy Legs.
Et aussi, pour permettre “le feu du danseur”. J’emprunte cette expression à Anissa. C’est quoi le “feu des Fancy Legs” alors ?
AB J’emprunte moi-même cette expression à Baloo, celui qui m’a tout appris. Le “feu du danseur”, c’est sa volonté à comprendre cette culture et cette danse. Et tu la nourris par l’entraînement, la discipline ; Le hip-hop, c’est de la passion et de la rigueur ; il y a des bases, des fondations, des techniques ; un rapport “noble” à la rigueur, limite comme en musique classique. Le “feu” c’est un plongeon dans les fondements du hip-hop, car derrière chaque step il y a une histoire. Le “feu”, ce sont les moyens que tu te donnes pour découvrir, comprendre et te plonger dans cette culture. Il faut apprivoiser ces mouvements, et répondre à la question “comment je vais faire pour que cette danse soit mienne maintenant ?”. Chacun·e a son propre groove, son énergie, sa corporalité et son ressenti. Et quand tu arrives à retransmettre tout ça dans un passage, c’est ça le “feu” pour moi.
Anissa, si demain tu devenais ministre de la Culture, quelle serait ta première action envers la danse hip-hop ?
AB Rendre visible ce qui est depuis trop longtemps invisible ! Notre culture est riche, belle, diversifiée, intergénérationnelle, populaire. Chez nous, chacun·e a son histoire, son vécu, il n’y a pas de couleur de peau ; tu peux voir un garçon de 12 ans échanger avec un grand de 50 ans autour d’un step ; les échanges sont beaux, simples ; c’est pas compliqué, et c’est cela aussi, la Culture. Bon, vous allez voter pour moi ?
Et toi Fabienne, en tant que cheffe du Cabinet ?
FA (rires) Je remarque une énergie, une foi vitale, un “feu” qui permet de tout faire décoller du sol, de s’extraire d’un quotidien. C’est l’espoir que je reçois aux Fancy Legs. Je veux continuer à travailler à la connexion entre l’institution et ces “marges”, ces “alternatives”. Avant Charleroi danse, j’ai déjà oeuvré à ce dialogue en programmant des soirées de rap féminin avec à l’époque un autre collectif hip-hop Souterrain Production : nous étions 50 dans la cave des Halles de Schaerbeek, où Diam’s y faisait ses débuts ; ici, je renoue avec ce type de rapprochement, et cela fonctionne parce que j’ai justement cette connaissance empirique, je ne débarque pas de nulle part. Les Fancy Legs font bouger notre organisation et nos ancrages ; elles posent clairement la question de la collaboration.
Vous incarnez justement une collaboration idéale. Comment l’avez-vous construite ?
AB Avec de la confiance ! Entre Fabienne et son équipe, entre nos deux communautés. Et ce n’était pas gagné au début ! Car c’était difficile pour nous de nous imaginer à Charleroi danse ; ce n’est pas un lieu reconnu dans les cercles hip-hop. Pourtant, nos danseur·euse·s ont dit “ok Anissa, Milø, on y va avec vous”. Cela me tient à coeur car je mène ici un objectif pour lequel je me bats depuis le confinement : reconnaître (institutionnellement) le métier de danseur·euse hip-hop. Et quand je vois ce qui se dit, ce qui se noue, ce qui se dévoile pendant nos soirées, je me dis que cet objectif est possible.