Anne Teresa De Keersmaeker présentera deux œuvres à Charleroi danse cette saison : EXIT ABOVEd’après la tempête et Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione, en collaboration avec Radouan Mriziga, sur la musique des Quatre Saisons. Avec ces « concerts de danse », elle questionne notre hubris, notre rapport à la nature et notre désir de pouvoir, tout en restant fidèle à sa démarche « Brancusi-enne ».
Anne Teresa, vous êtes à 3 semaines de la première d’Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione. Depuis votre première discussion avec Radouan Mriziga, qu’apparaît-il de vital avec ce nouveau geste ?
La musique de Vivaldi. Même si elle souffre d’être trop iconique, elle reste le point de référence de notre travail. Quand je dis qu’elle « souffre », c’est faux ; en réalité, sa popularité est un avantage, car cela permet une ouverture vers un « grand public ». Il y a beaucoup de gens qui rejettent cette musique, la jugent trop descriptive ; c’est injuste car il s’agit d’une musique très pertinente, et elle aborde un thème central : l’observation de la nature, qui est un des grands défis d’aujourd’hui.
Dans le registre classique, la musique dite « descriptive », ou « thématique », à l’instar des Quatre Saisons, propose une langage extra musical très riche, très atmosphérique : orage, vent, lever du soleil, chant des oiseaux… Est-ce que cela vous a aidé à construire la texture émotionnelle de votre chorégraphie ?
Je ne suis pas intéressée de trouver une forme qui traduirait une émotion ; je suis intéressée par la forme elle-même, par son architecture, son embodied energy, son énergie incarnée, par sa géométrie, par tous les paramètres qui peuvent sembler très mathématiques, au contraire de l’émotion même. Je ne livre jamais une narration, une indication, je cherche une embodied abstraction, une abstraction incarnée.
La muse photographique Lissa Fonssagrives-Penn, disait ceci de son travail de mannequin : « toute ma vie, j’ai été une forme dans l’espace ». Comment occupez-vous justement l’espace avec le corps de vos danseur·euse·s? Quelle forme dessinent-iels ?
Depuis le début du processus, je travaille à partir de dessins, de fuites colorées au sol. Il y a des patterns, une structure, une organisation sous-jacente qui organise les trajets dans l’espace. Ces trajets sont basés sur des cercles, des ellipses, des carrés ; c’est une pensée architecturale, formelle, géométrique. Dans mon travail, c’est d’ailleurs la multiplication de ces couches de codes qui crée la vie du spectacle. C’est une chose que je partage aussi avec Radouan.
En italien, il cimento signifie l’épreuve ou le procès. Pour quelle traduction avez-vous opté ?
Pour « l’épreuve ». Ce titre englobe tout l’Opus 8 pour 12 Concertos composé par Vivaldi en 1725, et dont les quatre premiers sont Les Quatre Saisons. Avec Radouan, nous trouvions ce titre tellement spécial, très métaphysique, philosophique. L’étymologie du mot « harmonie », en grec « hermios », signifie, « ce qui marche, ce qui fonctionne » ; c’est une approche mécanique, pas un jugement esthétique. Cela définit ce qui s’actionne, ce qui se meut, comme le système d’un poignet, comme une épaule en marche. Et puis il y a ces 3 noms : épreuve, harmonie, invention. Ces trois noms sont une invitation, un défi à penser d’autres formes. C’est très mystérieux comme titre, et le mystère est beau.
Pensez-vous que derrière ce titre, Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione, se cache aussi la métaphore de la collaboration ?
Oui, c’est vrai, mais c’est un peu précoce d’en parler. Nous sommes à trois semaines de la première. Nous avons démarré un processus commun en janvier, puis nous avons travaillé en deux lignes parallèles et aujourd’hui, nous sommes à l’intersection, nous tressons de nouveau ensemble.
Concrètement, comment s’opère ce tressage ?
À 14h15, j’ai rendez-vous avec Radouan, voilà comment ça se fait…(rires). La collaboration est un équilibre délicat. Elle vous emporte vers des zones et des espace-temps où vous n’iriez pas seul·e. Alors parfois, c’est glissant… c’est un give and take, un accord, un partage, un abandon, un aller-retour entre faire exister et laisser exister ; nous cherchons une définition, une vision commune, qui ouvrirait des possibilités de croissances, avec le désir de prendre des risques. Je ne veux pas faire de comparaison immédiate avec un mariage, cependant, c’est une relation forte, qui comporte beaucoup de travail, de plaisir aussi, de choix, de communications… C’est le même processus avec les danseur·euse·s aussi et toute mon équipe ; et là, je pense à Amandine Beyer avec son enregistrement légendaire des Quatre Saisons qui a été le vrai point de départ d’Il Cimento…
En quoi l’approche d’Amandine Beyer est si importante pour vous ?
Amandine a une approche très spécifique à la musique : elle sait mettre en exergue l’aspect dansant d’une partition musicale. Elle nous accompagne dans l’analyse dramaturgique de ces concertos et nous partage son approche technique : comment elle divise le temps, les violons, les mouvements des archets, et tout l’imaginaire lié au texte qui accompagne la partition. Notre travail de chorégraphe se conjugue avec sa manière de voir et de jouer cette partition. Elle incarne une combinaison idéale entre un « violonisme » extrême et un imaginaire sensible, sensuel. Elle sait te faire danser. J’ai d’ailleurs retrouvé cette dynamique musique-mouvement avec la musicienne Meskerem Mees à qui j’ai demandé de performer sur scène pour EXIT ABOVE.
L’écologie est une thématique prédominante dans votre vie citoyenne et artistique. Comment celle-ci se traduit dans vos partitions chorégraphiques, pour EXIT ABOVE et Il Cimento… ?
Le corps reste le point central ; la présence du corps humain, dans sa verticalité, dans son axe horizontal. Puis, un vocabulaire né à partir d’images, de peintures, en lien direct ou indirect, de lectures à propos de cette problématique. Aussi, je pense que la danse a un potentiel, un facteur de consolation. Il y a toujours eu des moments de danse lors de grands chagrins, et de grandes joies aussi. Nous vivons des temps extrêmes, où le désir pour le pouvoir est total. Il est difficile de garder espoir avec la quantité de haine, de morts. Nous vivons un moment historique de consolation, de réflexion et j’espère aussi, de célébration.
C’est notre « épreuve de l’harmonie et de l’invention » ?
Absoluut ! Lorsque le nihilisme de notre époque se sera déchaîné, que restera-t-il de nous ? Je m’interdis de dire qu’il ne restera rien, car il restera notre corps. L’esthétique a croisé mes préoccupations politiques, éthiques, écologiques et quelque chose s’est cristallisé pour moi, que j’appelle « la célébration de l’être humain, des pouvoirs de l’humain ». Même si nous vivons des temps de grands dangers, où nous avons l’impression d’être sur le Titanic ou devant la grotte de Prospero dans l’épilogue finale de La Tempête, il y a aussi de grandes possibilités ; notamment par le pouvoir réparateur de la danse, dans sa dimension pratique : se soutenir les un·e·s les autres, et continuer à questionner.
Une dernière question : que reste-t-il de l’Anne Teresa de Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich, votre toute première création, aujourd’hui, après tant d’années de pratique ?
Prendre la danse au sérieux, un grand amour pour la musique et développer différentes stratégies de danse. Dans le cas de Fase, l’aspect visuel était très important ; c’est comme une fusion anticipée du travail en espace muséal que je mène depuis 10 ans. Fase était une pièce séminale, extrême, d’un minimalisme formel. Ce qui reste évident dans mon parcours, par-dessus tout, c’est la coopération avec la musique : Steve Reich, A love Supreme de John Coltrane, Bach, Beethoven, la musique pop bien sûr, Brian Eno, Talking Heads, Dolly Parton, le Walking Blues de Robert Johnson qui a servi de base à Meskerem Mees et Jean-Marie Aerts pourEXIT ABOVE et là, Vivaldi et Amandine Beyer pour Il Cimento… La musique sera toujours ma première partenaire.
Entretien réalisé par Antoine Neufmars, avril 2024
© Anne Van Aerschot, scénographie Michel François